Une jeunesse douloureuse (1867-1887)
Georges Deherme s’est montré peu disert sur ses premières années. Marie-Adolphe Georges Deherme naît le 17 avril 1867 à Paris, fils naturel d’Anne-Louise Deherme, âgée de 36 ans. C’est le cinquième enfant d’une fratrie bigarrée. D’un mariage, avec Eugène Rougé, elle a un petit Jules. D'autres enfants, Anne, Louis et Eugène, de père non désigné, complètent la famille.
Son milieu familial est celui de l’imprimerie par un grand-père maternel qui est prote. Sa mère est modiste de profession mais dans les jeunes années de Deherme, elle chôme. Entre 1872 et 1876, elle essaie de se placer comme femme de chambre, modiste, représentante de commerce en bijouterie, en vain. La vie au quotidien, matériellement et moralement, est difficile. Deherme avoue en avoir souffert : « c’est un grand malheur que de n’avoir pas été élevé par une mère, de n’avoir pas eu, dans l’enfance, le chaud contact de la tendresse féminine" (5). Heureusement, il y a la sœur Anne et son frère Louis. L’enfant est difficile, turbulent, profitant de sa forte stature pour faire des misères à son frère Louis, plus malingre. Il fait une fugue vers 7 ou 8 ans. Son passage sur les bancs de l’école ne laisse pas de traces dans ses archives.
Au sortir de l’école, Deherme fait un premier apprentissage de sculpteur sur bois en 1881. Il s’essaie aussi à l’imprimerie, mais la passion de la lecture prend le pas sur le travail ; il est renvoyé. En 1883-1885, il est à Marseille avec sa mère. Il travaille comme apprenti bijoutier, à la grande satisfaction de son patron, et fréquente les réunions anarchistes, le cercle Esquiros en compagnie de Justin Mazade (1860-...). C’est à son domicile que Jean Grave (1854-1939) envoie des brochures et des numéros du Révolté. C’est l’occasion d’une première prise de parole publique lors d’un meeting - une rareté car Deherme n’est pas un orateur - pour dénoncer la misère des sans-travail. Son patron goûte peu la chose, il est remercié.
Retour à Paris. En octobre 1884, il est secrétaire de La Revue antipatriote et révolutionnaire qui veut combattre énergiquement « l’absurdité du patriotisme, le chauvinisme et tous les préjugés ». En 1885, il écrit dans Le Droit social de Marseille puis en 1886 dans La Révolution cosmopolite lancée par le publiciste Charles Malato (1857-1938). Deherme défend le principe de la fédération de tous les groupes socialistes dans le respect de leur spécificité. "Sans cette union, la Révolution sera vite réprimée par la bourgeoisie"(6). En 1887, c'est un des principaux animateurs de L’Autonomie individuelle qui eut une dizaine de livraisons. Dans le premier numéro de mai, Deherme affiche un individualisme tout proudhonien, imprégné de spencérisme, nourri de Max Stirner (1806-1856) et de son livre L’Unique et sa propriété : « Le communisme, c’est l’antithèse de l’anarchie. L’individualisme en est, au contraire, le corollaire, la quintessence, si je puis m’exprimer ainsi ; voilà ce que j’entreprends de démontrer"(7).
Cette radicalité de pensée est en phase avec son mode de vie : il travaille peu, boit fort, mène une vie de bohème et de jouisseur. Il voyage aussi : en 1886-1887, il est à Bruxelles et découvre l’œuvre de Colins (1763-1859) et le socialisme rationnel. Deherme milite et agit dans les Groupes cosmopolites qui s’organisent en 1886 ainsi que dans la Ligue des antipatriotes, fondée à Paris en août 1886, animée par Malato. Les thèmes d’action sont le refus de la mascarade électorale et la lutte antimilitariste. La distribution et l’affichage d’un tract, « Manifeste aux conscrits », au printemps 1887, valent à Deherme d’être poursuivi pour placardage d’écrits séditieux, provocation à la désobéissance militaire. Il est condamné par défaut en juillet 1887 à un an de prison. Il comparaît à nouveau le 30 décembre 1887, condamné par la Cour d’assises de la Seine pour délit d’opinion, à un mois de prison et cinquante francs d’amende. Cette condamnation clôt la militance active au sein des milieux anarchistes.
Organiser le prolétariat (1887-1905).
Le service militaire sert de transition vers de nouvelles pratiques militantes et modalités d’action. En 1891, Deherme est en garnison à Nancy. De retour à la vie civile, il se réinstalle à Paris. Il a une vie privée agitée : une compagne en 1894 qui parle de son « mari », une maîtresse abandonnée avec une ribambelle d’enfants - c’est ce que rapporteront quelques journaux -, et enfin une femme légitime, Jeanne Garnier, une jeunesse de 20 ans, épousée le 15 décembre 1898, par contrainte d'une naissance proche. Le couple est fragile. L’épouse supporte mal l’autoritarisme et l’antiféminisme affiché par Deherme. Sans doute pour incompatibilité d’idées et quelques raisons matérielles, le couple divorce le 3 janvier 1903.
Professionnellement, Deherme semble avoir continué dans la bijouterie en 1894. Il est bibliothécaire en 1896 par l’entremise de l'homme de lettres et ami Edmond Thiaudière (1837-1930), chez un médecin, le docteur Marcel Baudoin (1860-1941) ; puis comptable à La Moissonneuse, la plus grande coopérative de France, avant d’être secrétaire de rédaction du Bulletin de l’Union pour l’action morale entre 1898 et 1903.
Deherme s’est beaucoup interrogé sur son parcours d’enfance, son engagement anarchiste, ses pratiques aux marges de la délinquance et de la violence. Il publie dans La Coopération des Idées en 1896 une série d’articles « Pénalité et criminalité ». Le travail de documentation est impressionnant. Deherme a lu tout ce qui traite de criminologie : Lacassagne (1843-1924), l’École italienne (Lombroso (1835-1909), Ferri (1856-1929)), Max Nordau (1849-1923), les revues spécialisées telles les Archives d’anthropologie criminelle. Deherme fait de la famille et de l’éducation, les pierres angulaires contre les comportements déviants. Il a toujours mis sur le compte d’un savoir inexistant, ses errements de jeunesse. Et c’est pour éviter aux ouvriers de tels travers qu’il veut faire œuvre d’instruction.
Son évolution intellectuelle est liée à la fréquentation des chambrées ouvrières, réunions de quelques ouvriers, pour une lecture commune de livres de science sociale. En 1893, rue Vieille-du-Temple, il est du groupe d’études sociologiques qui se réunit tous les lundis à 9 heures du soir, salle du Trésor. On y parle avec beaucoup de talent et d'enthousiasme des grandes questions philosophiques et sociales. On y lit et discute le livre de Denis Poulot (1832-1905), Le Sublime. Proudhon (1809-1865), Fourier (1772-1837), Malon ( 1841-1893) sont toujours à portée de main. En 1894, il fréquente l’arrière-boutique d’un marchand de vins pour parler philosophie, art, sociologie, rue des Boulets.
À partir de 1895, Deherme fait de la sociologie, science neuve en construction, l’outil d’analyse et de compréhension du fonctionnement des sociétés humaines. Il lit et s’enthousiasme pour les écrits de Jacques Novicow (1849-1912), René Worms (1869-1926), Émile Durkheim (1858-1917), Gustave Le Bon (1841-1931). Mais c’est l’Union pour l’action morale de Paul Desjardins (1859-1940) qui exerce l’influence décisive.(8) Ce réseau d’intellectuels (le philosophe Gabriel Séailles (1842-1923), Léon Letellier (1859-1926), le pasteur Charles Wagner (1852-1918), sera le creuset de l’université populaire. Dans cette mouvance des réformateurs sociaux, il suit aussi l’Union démocratique pour l’action sociale et le Comité de défense et de progrès social.
En 1893, il est imprimeur-gérant du Réveil du Faubourg, « organe socialiste républicain des intérêts généraux de la région Est de Paris », il assure le secrétariat de rédaction et l’administration à son domicile 78, bis rue de Montreuil. Les principales signatures sont Charles Zou, Ch. Nathan, Albert Gaillard. Il signe, en 1896, de nombreux articles dans La Renaissance, journal d’Henry Otto (1876-1960).
La grande aventure éditoriale de Deherme est La Coopération des idées, lancée en 1895 qui durera jusqu’à 1936. Elle paraît d’abord dans La Coopération de Charles Schaeffer, puis en février 1896, de manière autonome. La revue est une œuvre très personnelle. Deherme accueille quelques articles mais l’essentiel lui revient. Il écrit le dimanche et finance la revue. Il compose et imprime lui-même les sept premiers numéros. Puis cette mince brochure, couverture verte, est éditée chez Giard et Brière : seize pages avec quelques articles de fond et la rubrique finale des « livres qui font penser ». Deherme s’interroge sur l’idéal de demain dans une enquête lancée en mars 1896. Des 70 réponses – dont celles de Zola (1840-1902), Eugène Fournière (1857-1914). Deherme conclut à la nécessité de l’action : aller au peuple pour refaire l’esprit public en s’appuyant sur l’élite ouvrière pour en faire des administrateurs d'organisations syndicales et de coopératives. Avec sa revue, Deherme veut diffuser la sociologie, « cette science ardue », auprès de l’élite prolétarienne. « En prenant sur mon salaire infime de prolétaire de quoi publier ma petite revue, je n’ai nullement eu la prétention de révolutionner la sociologie. […] Synthétiser les travaux épais parfois d’apparence contradictoire des savants trop analytiques, mettre cette synthèse en pleine lumière et en projeter les conséquences dans l’avenir, pour former notre Idéal, - c’est là le rôle que je me suis tracé. Il y a peu d’honneurs et peu de profits à le remplir ; mais il est utile, et cela me suffit"(9). Faire œuvre d’éducation : ce sera La Coopération des Idées, U.P. du Faubourg-Saint-Antoine (1899-1904, version Deherme).
L’histoire de cette U.P. est suffisamment connue pour n’insister que sur l’essentiel. Deherme participe à la mise en route en novembre 1895, des Soirées ouvrières de Montreuil animées par l'anarchiste Émile Méreaux (1858-1922). Au printemps 1898, il ouvre, au 19 puis au 17 de la rue Paul Bert, un groupe d’études avec les encouragements de Nordau, Barrès(1862-1923), Thiaudière et le soutien décisif de Séailles. Chaque soir, Deherme fait appel à tous ceux qui ont une marotte, une idée à répandre, des intellectuels avec lesquels il est en relation par la revue. Il ne parle pas beaucoup, mais s’entend à merveille à diriger la soirée, à demander à chacun des observations.
Mais Deherme veut plus : associer conférences et action sociale. Ce sera l’université populaire. Le 12 mars 1899, la Société des Universités populaires est créée, présidée par Séailles ; Deherme en est le secrétaire général. Au comité d’administration : Ferdinand Buisson (1841-1932), Émile Duclaux (1840-1904), Charles Gide (1847-1932) et, seul représentant du monde du travail, Auguste Keufer (1851-1924). On ne trouve aucun représentant du socialisme politique. Cette absence est regrettée. Il est vrai que ses attaques virulentes contre le collectivisme représenté par Jules Guesde (1845-1922) et contre le socialisme parlementaire peuvent rebuter. S’il récuse le socialisme des partis, Deherme aime bien les hommes et il porte une attention particulière à Jaurès (1859-1914) qu’il sollicitera à plusieurs reprises, en vain.
La Société loue un local au 157 Faubourg-Saint-Antoine, l’aménage pendant l’été 1899. Le lundi 9 octobre 1899, plus de 500 personnes, - trop de « rive gauche », pas assez de « faubourg » au goût de Deherme -, assistent à la conférence inaugurale de Séailles. C’est le début d'une relation mouvementée qui va se clore en 1906.
Deherme invite des conférenciers de tous horizons. La présence des socialistes Eugène Fournière et Charles Prolès en novembre 1899 inquiète les libéraux. L’invitation de l’abbé Charles Denis (1860-1905) en octobre 1900, en ces temps d’empoignades sur la liberté de l’enseignement, de discussions sur les associations et de laïcité conquérante, déchaîne la tempête. Deherme est accusé de faire le lit de la réaction. Il s’en défend, fidèle à son principe que l’on apprend autant de ses adversaires que de ses amis. Rejeté par le camp républicain, Deherme est prêt à la discussion avec les catholiques, les nationalistes de L’Action française, divers conservateurs pour un long compagnonnage.
Soucieux de son indépendance, il rompt avec la Société des UP en février 1900. Son autoritarisme est parfois mal supporté mais l’UP vit bien, ouvre une multitude d’œuvres sociales que Deherme veut regrouper à travers son projet de Palais du Peuple qui n’aboutira pas.
Faute de Palais, La Coopération des Idées aura son Château. Un riche adhérent, Émile Vitta (1866-1954), loue et met à disposition une villa au Bois de Boulogne au printemps 1903. L’initiative reçoit l’approbation de Deherme et rencontre un grand succès auprès des adhérents qui viennent passer leurs dimanches en famille.
En ce début d’année 1903, Deherme va mal. Son divorce l’a perturbé, il quitte le secrétariat du Bulletin de l’Union pour l’action morale le 1er avril. Il veut rompre avec l’U.P., changer d’air, trouver du travail. Grâce à ses relations, il obtient du ministère des Colonies, une mission en Extrême-Orient pour étudier l’industrie du meuble en Indochine. Parti en novembre 1903, il rentre en février 1904. À son retour, il entend des rumeurs sur Vitta. Deherme enquête et veut s’en séparer. Mais Vitta a des sympathies auprès des adhérents qui profitent des plaisirs du Château et son exclusion, voulue par Deherme, suscite la résistance. Deherme ferme l’U.P. le 18 avril 1904.
C’est le début d’un long feuilleton judiciaire, la désignation d’un administrateur provisoire, Georges Lemarquis, et finalement l’éviction de Deherme du 157 Faubourg-Saint-Antoine. En réponse, il mobilise ses soutiens et ouvre au 234 de la même rue, une nouvelle U.P.. Mais le charme est rompu. Il rêve d’autres horizons, de voyages et de livres. Au printemps 1905, il sollicite une mission en Afrique. Il part le 28 avril 1905 pour Dakar. Il est attaché au cabinet du gouverneur général Ernest Roume (1858-1941) aux services des Publications officielles de l’Afrique-Occidentale française. L’U.P. va fonctionner jusqu’au début 1906, animée par l'avocat Henri Hayem et le docteur Legrain. Mais en janvier 1906, l’absence de Deherme et les difficultés financières interrompent l’œuvre.
Une vie d'écriture (1906-1914)
Le 7 juillet 1906, Deherme épouse Henriette Morris, riche héritière de l’imprimeur Richard Gabriel Morris, inventeur des célèbres colonnes. Il a 39 ans, Henriette 34. Mariage dans la discrétion : l’avenue de l’Opéra est socialement loin du Faubourg-Saint-Antoine. Ce mariage assure la vie matérielle. Deherme peut se consacrer pleinement à l’écriture.
C'est un bourreau de travail. Lever quotidien vers 5 heures, il se met aussitôt à la machine à écrire et pendant cette presque décennie, il va beaucoup publier. Sa revue bien sûr. Après une interruption en 1905-1907, La Coopération des Idéesreprend au 1er janvier 1908 chez Marcel Rivière pour s’interrompre fin 1912 pour des raisons financières. La faiblesse des abonnements - dans les bons moments environ 500 - n’assure pas le coût de la publication.
Deherme donne de nombreux articles dans la revue catholique L’Âme latine, revue néo-monarchiste, et dans Le Gauloisd’Arthur Meyer. Il y développe ses thèmes familiers : l’antiparlementarisme, la question de la démocratie, la nécessité d’une dictature pour assurer l’ordre public, le positivisme et ses relations avec le catholicisme et le protestantisme, le féminisme, la question du socialisme et de l’organisation du prolétariat par la doctrine positiviste. Il développe une pensée fondée sur la nécessité de l’ordre. Ces articles seront la matière de plusieurs livres.
En 1908 paraît L’Afrique occidentale française : action politique, action économique, action sociale. Plus de 500 pages consacrées à un éloge et à une justification de la colonisation, ouvrage documenté, récompensé par la Société esclavagiste et l’Académie française. L’année suivante, il publie un premier ouvrage, Auguste Comte et son œuvre. Le positivisme. Comme pour tous ses contemporains, le positivisme(10) fait partie de l’horizon intellectuel de Deherme, repérable dans ses lectures, sa volonté d’agir, ses titres de revue. Avec ce livre, Deherme se place dans la posture du disciple. La rencontre avec Comte et le positivisme a été assez tardive. Dans sa quête d’une société nouvelle, d’hommes nouveaux, Deherme, après avoir expérimenté et renié l’anarchisme, le socialisme parlementaire, vécu l’échec de l’université populaire, fait de Comte et du positivisme, la doctrine du salut spirituel et social. La référence à Comte devient omniprésente à partir du milieu de l’année 1908. Il le dit à Jules Ravaté dans sa lettre du 31 décembre 1909 : « je le fais lire. Je le fais connaître. Je le fais aimer. C’est, désormais, le meilleur de ma tâche. J’y ai voué ma vie. Le salut est là, - et rien que là. » La même année, il publie aussi La Démocratie vivante.
Deux autres livres sortent en 1910 : Croître ou disparaître, série d’articles sur la dépopulation parus dans La Coopération des Idées, sans la préface sollicitée auprès Maurice Barrès et La Crise sociale, livre dédié à sa femme, compagne d’écriture, qui est une mise à jour d’articles déjà publiés, présentant la crise économique, politique et sociale. Viendront en 1912, Les Classes moyennes et en 1914 Le Pouvoir social des femmes, un hommage aux mères de familles, à la femme au foyer, réaffirmant les dangers du travail féminin.
Ces livres aboutis voisinent avec des projets d’études : Le Crime et la peine (1912), L’Argent et une étude sur Fabien Magnien « beau type de prolétaire positiviste » (1913).
Ces livres n’épuisent pas la boulimie d’écriture de Deherme. Il s’est essayé aux fictions biographiques - La Bohème ouvrière, Célestin- et au théâtre. En 1911, il écrit Socialisme, pièce en 3 actes sur les désordres familiaux qui a failli être jouée chez Lugné-Poë au Théâtre de l’œuvre.
Le Temps de la guerre (1914-1918).
Comme pour beaucoup de ses contemporains, la guerre n’a pas surpris Deherme. Dans une lettre du 6 avril 1913 à Jules Ravaté, il dresse un tableau des forces en présence, les faiblesses russes et anglaises, la puissance de l’Allemagne et de conclure : « Je souhaite de me tromper ; mais je crois que les Français - qui l’ont déjà oublié - réapprendront bientôt ce qu’est une invasion ». Il appelle la guerre, la voyant comme un espoir de régénération, de purification d’une société française déliquescente.
Au premier jour du conflit, à 47 ans, il cherche à s’engager physiquement, il reste mobilisable mais doit attendre. Il cherche à se rendre utile dans des organisations, mais il est difficile à manier, sa collaboration n’est pas souhaitée. Un projet d’école d’apprentissage est lancé dans chaque arrondissement parisien, mais là encore, il est mis à l’écart. Il aide sa femme à monter un asile pour enfants installé sous le fort d’Issy.
Dès le début de la guerre, Deherme pense à la reconstruction intellectuelle du pays et à l’après-guerre. Il entend prendre sa place avec le lancement d’un journal. Le projet est ébauché dès septembre 1914. Il hésite sur le titre - L’Ordreserait parfait mais ferait étiqueter « réactionnaire », La Réactionpourrait convenir -, et sur la périodicité. La mise en forme du projet prend du temps. L’année 1915 se passe en réunions, négociations, elle est partagée entre enthousiasme et désespoir. C’est en avril 1915 qu’il lance une première circulaire envoyée à 200 personnalités des lettres, des sciences, de l’université, des académies. Projet d’un journal d’union nationale et d’éducation sociale : sous ce titre, Deherme expose les conditions de réalisation. Il faut un capital de 3 millions, - il a 500 000 francs -, pour faire un journal indépendant de salubrité publique face à une presse vénale. Deherme annonce en même temps la création d’une Ligue de l’ordre. Des encouragements et promesses de concours, des sympathies actives soutiennent l’idée. L'historien Pierre Imbart de la Tour (1860-1925), membre de l’Académie des sciences morales et politiques, donne son adhésion. Étienne Lamy (1845-1919), secrétaire perpétuel de l’Institut, s’interroge. Une réunion est organisée chez lui. Un texte de Deherme « Appel aux français » est discuté puis rejeté. L’organigramme se construit : Deherme directeur, le journaliste Joseph Dessaint, rédacteur en chef. Le député Jean Hennessy (1874-1944) devait abonder au capital mais par rancune contre Alexandre Millerand (1859-1943), proche de Deherme, il va soutenir la création de L’Œuvrede Gustave Téry (1870-1928). C’est l’échec.
En janvier 1916, il envoie un opuscule, Le Devoir de servir et de militer. Une circulaire du 22 janvier 1917 annonce une nouvelle brochure et dans une lettre du 1er mars, Deherme sollicite des adhésions à la future ligue, sans résultats.
Ces insuccès usent. Le couple Deherme quitte Paris à la fin de 1917.
Reconstruire, pour la réforme intellectuelle et morale (1918-1922). La réponse positiviste .
À partir de 1917, Deherme voyage beaucoup, à la recherche du soleil, bon pour la santé d’Henriette : Portugal, les Canaries pour un long séjour et un projet d’installation, Madrid en 1920, Capri. Cet éloignement géographique ne l’empêche pas de suivre et de participer aux débats d’après guerre qui agitent le monde politique et intellectuel. Dans la guerre des manifestes qui fleurissent, il signe celui du Parti de l’intelligence, contre le bolchevisme, pour une reconstruction nationale et le relèvement du genre humain, paru dans Le Figaro du 19 juillet 1919. « Réfection de l’esprit public en France, par les voies royales de l’intelligence et des méthodes classiques, fédération intellectuelle de l’Europe et du monde sous l’égide de la France victorieuse, gardienne de toute civilisation », tel est le dessein. Deherme signe à côté de Paul Bourget (1852-1935), Jacques Bainville (1879-1936), Léon Daudet (1867-1942), Daniel Halévy (1872-1952), Charles Maurras (11).
Mais la grande affaire de Deherme c’est la mise en route du Groupe Auguste-Comte à la fin de 1920. Il loue une boutique, 16 rue Saint-Séverin à Paris pour installer une Librairie Bibliothèque et publier un Bulletin mensuel avec un comité de rédaction composé de Deherme, Alfred Dubuisson et Julien Peyroulx. Ce Bulletin Auguste-Comte est « un recueil de documents historiques, critiques, bibliographiques, relatifs à Comte et à sa doctrine ». Dans la vingtaine de livraisons, de février 1921 à septembre 1923, Deherme donne des chroniques sur des faits d’actualités politiques, économiques et sociales, passées au crible du positivisme.
Le Groupe Auguste-Comte, Deherme en réalité, publie des brochures, des opuscules de propagande -La France militante, La Culture sociale de la race, L’Idéologie délétère, L’Idéologie salutaire, La France victorieuse en péril. Comment agir- et un gros livre de plus de 400 pages -Le Positivisme dans l’action-, reprise d’écrits de guerre. Le Groupe organise des conférences annoncées par affiches. C’est l’occasion d’un rapprochement et d’une collaboration avec la Société positiviste d’Émile Corra (1848-1934). Le Groupe est dissous en 1923.
Pendant ces années 1918-1923, Deherme intervient beaucoup par des articles ou des entretiens. Il est consulté le jeudi 13 février 1919 par la Ligue nationale française de défense économique et de Progrès social. Les réformes constitutionnelles nécessaires passent par un pouvoir fort. Dans L’Ordre public du 22 août 1919, Deherme prône une tyrannie. Il a des vues sur tout et répond sur tout. Le positivisme est une clé universelle d’interprétation. Deux livres portent témoignages : Penser pour agir (1919), Aux jeunes gens. Un maître : Auguste Comte. Une direction : le positivisme (1921)
Un lent oubli (1923-1937).
Le couple Deherme s’installe en novembre 1923 à Aups, petite commune du Var, dans une bicoque « La Charmante » achetée au début de 1920. La remise en état en fera une belle thébaïde provençale.
Pendant cette période, Deherme effectue de nombreux séjours en Afrique du Nord. C’est d’abord le Maroc, du 14 février au 25 mars 1923. Cette région, en pleine effervescence avec la révolte rifaine, c’est pour Deherme, la colonisation en action. Il y retourne un an plus tard de janvier à mars, en solitaire. Grâce au maréchal Lyautey (1854-1934), résident général, Deherme profite de toutes les facilités, fait un voyage splendide et captivant. Il est introduit partout, voit tout, a des interprètes parlant arabe mis à sa disposition dans les moindres localités, est invité chez les chérifs. C’est un voyage d’un grand intérêt. Deherme fait du Maroc un immense champ d’action pour un positivisme organisé ; il fait l’éloge de l’action de Lyautey à qui il soumet un plan de conquête morale inspiré du positivisme. À la fin de 1923, il séjourne en Algérie, dans la région de Biskra, puis à la fin de 1924, il part six semaines en Tunisie. Ces séjours en Afrique du Nord satisfont le voyageur, mais surtout le positiviste intéressé par l’action colonisatrice.
Il entreprend ensuite un déplacement de dix-huit mois avec Henriette qui débute le 28 juillet 1927 par un tour d’Europe ; puis, à partir du 9 septembre, embarquement pour Singapour avec en projet les Indes, Java, le Siam, le Cambodge, l’Indochine, la Chine, le Japon, Bali. Deherme veut étudier ces pays. Les motifs de ce voyage : « c’est en Asie que se prépare le dénouement du drame de la Civilisation occidentale dont la dernière guerre n’a été qu’un épisode. C’est donc là qu’il faut faire le point (12). » Deherme part pour un voyage-enquête et, à son retour, il entend publier les résultats et annoncer ses intentions. Mais il est frappé de paralysie à Saigon et le couple rentre à Paris le 15 avril 1928, s’installant 29 bis, rue de Montevideo dans le XVIe arrondissement. L’aide de sa femme permet à Deherme de tenir le coup, mais il a perdu l’usage de sa main droite et l’écriture manuscrite lui devient impossible. Pour hâter la guérison, le couple va passer l’hiver 1929-1930 en Algérie. Deherme récupère bien et décide un voyage au Maroc à la fin de décembre 1930 pour un retour vers la mi-février 1931. Il va bien physiquement mais moralement, « il se fait bien du mauvais sang avec les évènements actuels ! Avec la canaillerie, les idées fausses de nos dirigeants et la totale incompréhension du public français ! Il n’y peut rien hélas ! mais il ne s’en ronge pas moins. ». La santé est bonne et il « s’accommode avec habileté de sa pauvre demie main droite(13). »
Deherme a relancé La Coopération des Idées en mars 1925, « organe bimestriel de la réaction du bon sens, seul vraiment indépendant des coteries, des partis, des pouvoirs de l’argent et même des lecteurs et abonnés », un sous-titre long qui en dit beaucoup sur son état d’esprit. La parution est régulière jusqu’en 1927, puis la maladie, les difficultés financières, espacent les sorties. Un dernier numéro paraît au début de 1936.
Avec Pensées et préceptes en 1924, Deherme propose, à partir d’un choix de textes, un éclairage sur la philosophie de Comte. En 1930, il réunit une série de textes sur le thème de L’immense question de l’ordre. Démocratie et sociocratie.
Deherme suit de près l’actualité. La victoire du Cartel en 1924 est une nouvelle preuve de la décomposition de la démocratie parlementaire. La condamnation pontificale de Charles Maurras (1868-1952) et de L’Action française le fait réagir. Dans La Coopération des Idées de mars 1927, il fait un article très vif sur la crise religieuse. En post-scriptum, il écrit que cet article ne sera pas approuvé par Maurras et ses amis. Mais dans le débat actuel « L’Action française, une fois de plus représente le sentiment national offensé et la liberté de l’esprit contre les forces conjuguées de ruses, de mensonges et de tyrannie matérielle. J’envoie 10 000 francs à Maurras. »
Dans les années 1930, Deherme suit de près la montée des périls internationaux. La critique du système démocratique - Les ravages de la démoploutocratie américaine (14)- accompagne un regard compréhensif sur les régimes d’ordre italien et allemand. En France, la dynamique Front populaire suscite une critique des bolchevistes, une condamnation des Croix de feu et une approbation de Maurras.
À partir de 1935, le couple Deherme s’installe à Bruxelles. C’est à son domicile au 187, Boulevard Auguste Reyers à Schaerbeek que Georges Deherme décède à l’âge de 69 ans, le 25 janvier 1937, des suites d’une longue maladie. Il est inhumé à l’ancien cimetière de Schaerbeek le 28 janvier 1937. Henriette Deherme met fin à ses jours le 11 décembre 1937.
Les corps sont transférés à Paris dans la « cuvette positiviste » du Père-Lachaise en 1939 où ils voisinent Pierre Lafitte et Auguste Comte.
Sur la tombe commune en épitaphe :
« Religion de l’Humanité
Georges Deherme Henriette Deherme,
1867-1937 née Morris1872-1937
Fondateur des UP son épouse
Tous deux disciples d’Auguste Comte »
Georges Deherme a mené une vie de révolte, de fureur et d’action. Révolte contre l’autorité, l’injustice sociale, les conditions de vie du prolétariat - le salariat -, sa classe d’origine, dans laquelle il a voulu, par l’éducation et l’organisation, trouver une élite prolétarienne, noyau vivant de la future société. Fureur contre les profiteurs d’une société en désordre, les parasites sociaux, les chefs en tout genres, la « politicaillerie », les bourgeois et intellectuels qui parlent plus qu’ils n’agissent. Action par l’éducation du peuple, une exigence qui l’accompagne jusqu’au soir de sa vie (15). D’une curiosité intellectuelle sans bornes, il s’est construit un système de pensée fait de rejets - l’anarchisme, le socialisme parlementaire, la haine des partis politiques, de la démocratie synonyme d’impuissance - et d’adhésion au positivisme pour sa capacité à générer une nouvelle spiritualité et un régime d’ordre.
Pour citer cet article.
Référence électronique
Lucien Mercier, "1867-1937. Bio express. Georges Deherme. Éduquer le peuple, [en ligne] https://www.georgesdeherme.fr/ (consulté le 08 octobre 2024)
Notes
Une première parution : Georges Deherme 1867-1937 in Gérard Pouloin, Universités populaires, hier et aujourd'hui, Paris, Éditions Autrement, 2012.
Lucien Mercier, Les Universités populaires : 1899-1914. Éducation populaire et mouvement ouvrier au début du siècle, Paris, Les Éditions ouvrières, 1986.
Julien Peyroulx, La Pensée de Georges Deherme, Paris, Société positiviste internationale, 1937.
En particulier avec la famille Ravaté - Jules, ouvrier tisseur de Roanne et Eugénie sa femme - de 1897 à 1937.
Lettre au docteur Pitois, 16 février 1919
Georges DEHERME, «L’Union socialiste et la Fédération», La Révolution cosmopolite, n° 3, 18-25 septembre 1886.
L'Autonomie individuelle, n°1, mai 1887.
Sur l’Union, voir François CHAUBET, « L’Union pour l’action morale et le spiritualisme républicain (1882-1905) », Mil neuf cent, n° 17, 1999.
Lettre de Georges Deherme à Jules Ravaté, 1897.
Sur le positivisme, voir Annie PETIT (dir), Auguste Comte. Trajectoires positivistes, 1798-1998, Paris, L’Harmattan, 2003.
Les Essaims nouveaux, septembre 1919.
Lettre de Georges Deherme à Eugénie Ravaté, 1er juillet 1927.
Lettre de Henriette Deherme à Eugénie Ravaté, 13 juillet 1931.
La Coopération des Idées, avril 1931.
Georges DEHERME, Sur un enseignement supérieur populaire en France, Cahiers du Cercle Fustel de Coulanges, n°12, décembre 1935.